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Interview 5: Une nouvelle édition de la Grammaire générale et raisonnée, entretien avec Bernard Colombat et Jean-Marie Fournier

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Interview préparée par Lionel Dumarty et Chloé Laplantine
enregistrée à Paris le 27 juin 2024 à l’université Paris Cité par Thomas Zoritchak
(version PDF)

C. Laplantine — Bonjour. Bienvenue dans ce nouvel entretien d’History and Philosophy of the Language Sciences. Je suis Chloé Laplantine, et je suis aujourd’hui accompagnée par Lionel Dumarty. Bonjour Lionel.

L. Dumarty — Bonjour Chloé.

C. Laplantine — Aujourd’hui, nous nous entretenons avec Bernard Colombat et Jean-Marie Fournier. Bonjour Bernard, bonjour Jean-Marie.

B. Colombat et J.-M. Fournier — Bonjour Chloé.

C. Laplantine — Merci d’avoir accepté cet entretien. Bernard Colombat, vous êtes professeur émérite à l’université Paris Cité ; Jean-Marie Fournier vous êtes Professeur à l’université Sorbonne Nouvelle ; et vous êtes tous deux membres du laboratoire d’Histoire des théories linguistiques.

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L. Dumarty — Bernard, Jean-Marie, vous avez publié en 2023 une nouvelle édition de la Grammaire générale et raisonnée d’Arnauld et Lancelot chez Classique Garnier. Cette édition, il faut d’emblée le souligner, est assortie d’une volumineuse introduction de 280 pages et de près de 700 notes de commentaire. Nous voudrions, dans cet entretien, faire la lumière à la fois sur cet important travail et sur l’œuvre des Messieurs de Port-Royal. — Alors voici une première question : Pourriez-vous, pour les personnes qui nous écoutent, retracer la genèse de cet impressionnant projet d’édition commentée de la Grammaire générale et raisonnée et nous dire ce qui en fait l’originalité ?

B. ColombatCe projet d’édition de la Grammaire générale et raisonnée est un projet de longue haleine. Un contrat avait été signé avec les éditions Klincksieck en 1995 – qui est fort loin, maintenant. Le projet est resté sans suite immédiate avant d’être intégré dans un double programme de publication, à la fois numérique, avec le Grand Corpus des grammaires françaises, des remarques et des traités sur la langue, paru chez Classiques Garnier Numérique en 2011, et augmenté en 2022, et sous forme papier dans la collection Descriptions et théories de la langue française, dont le premier ouvrage, une édition de la grammaire de Mauger, est paru en 2014. Depuis, d’autres ouvrages sont parus, les éditions critiques des grammaires de Maupas et de Chiflet (en 2021), alors que parallèlement étaient publiés des textes de « remarqueurs », c’est-à-dire d’auteurs de remarques sur la langue française, à savoir les ouvrages de Vaugelas, Dupleix et Ménage, dans une série dirigée par Wendy Ayres-Bennett. Le directeur de Classiques Garnier, Claude Blum, avait depuis longtemps initié une série de publications de grammaires françaises de la Renaissance, série dont il avait confié la direction à Colette Demaizière, avec l’idée de les réunir dans un « cédérom », comme on le disait alors. La série a été étendue au XVIIe siècle, avec les ouvrages déjà évoqués, et doit l’être encore au XVIIIe siècle, avec, en prévision, la publication des œuvres de Régnier-Desmarais, Girard, Du Marsais, Wailly, Lhomond, etc. Parallèlement sont prévues des éditions de la Nouvelle Méthode italienne et de la Nouvelle Méthode espagnole de Port-Royal. Pour les grammaires de la Renaissance, les éditions papier ont précédé les éditions en ligne, pour celles des XVIIe et XVIIIe siècles, c’est l’inverse : les publications papier, assorties d’un appareil critique important, suivent les éditions en ligne, qui, elles, ne comportent que le texte original. À vrai dire, l’édition de la Grammaire générale et raisonnée a longtemps servi de prototype aux travaux de l’équipe : nous avons eu de nombreuses réunions pour lesquelles nous annotions un chapitre avant de le soumettre au groupe de travail. Il nous a fallu, à un moment donné, « basculer » ces notes dans une introduction divisée en huit sections, et qui occupe 280 pages, alors que le texte original, très court (160 p. dans l’édition de 1676) n’en occupe que 200 dans l’édition annotée. D’une certaine façon, nous avions, comme on dit, « mis la charrue avant les bœufs », nous avons démultiplié le travail, mais cela ne nous semble pas trop grave, car la Grammaire générale a été un axe structurant dans l’équipe d’Histoire des théories linguistiques, comme va vous le dire Jean-Marie.

J.-M. Fournier — En effet, cette édition de la Grammaire générale et raisonnée – nous disons, pour abréger le titre généralement entre nous, « GGR » : c’est peut-être le sigle que je vais utiliser désormais – se présente finalement (c’est un peu la conséquence du côté prototype du projet au sein de la collection dont vient de parler Bernard Colombat) comme la synthèse des travaux disponibles, menés au sein du laboratoire d’Histoire des théories linguistiques – mais évidemment pas seulement –, sur la tradition des grammaires françaises, et souvent au-delà, des grammaires des langues romanes. Cette édition, avec ses notes abondantes et son introduction développée tend à présenter en quelque sorte une histoire générale de la Grammaire générale et raisonnée, dans le contexte élargi de ses sources, du contexte de la grammatisation des vernaculaires européens, et de sa postérité. Cela nous paraissait souhaitable pour au moins deux raisons : l’importance du texte, d’une part, dans l’histoire de la pensée grammaticale, et, d’autre part, dans le processus de construction du champ de l’histoire des théories linguistiques lui-même. Enfin une autre dimension qui fait l’importance et la difficulté du texte, qui explique l’abondance de l’apparat critique, est sa relation à un autre ouvrage des Messieurs, très important pour l’histoire de la pensée, La logique ou l’art de penser, qui fait diptyque avec la GGR et dont Arnauld est aussi un co-auteur avec Pierre Nicole.

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C. Laplantine — Pourriez-vous nous dire, à présent, qui étaient Antoine Arnauld et Claude Lancelot, ces « Messieurs » de Port-Royal, qui signent la Grammaire générale et raisonnée ?

B. Colombat — En fait, ni Lancelot, ni Arnauld ne « signent » la Grammaire générale, puisque conformément à la tradition janséniste, à Port-Royal, les auteurs ne signent pas leurs ouvrages. Ils se cachent parfois derrière des pseudonymes, comme « le sieur de Trégny » pour Lancelot. On sait en fait qui tient la plume : c’est Lancelot, qui dans la Préface écrit (c’est un peu long, mais je pense que cela vaut le coup de citer ce texte, parce qu’il est important pour comprendre le projet) :

L’ENGAGEMENT où je me suis trouvé, plustost par rencontre que par mon choix, de travailler aux Grammaires de diverses Langues, m’a souvent porté à rechercher les raisons de plusieurs choses qui sont, ou communes à toutes les langues, ou particulieres à quelques-unes. Mais y ayant quelquefois trouvé des difficultez qui m’arrestoient, je les ay communiquées dans les rencontres à un de mes Amis, qui ne s’estant jamais appliqué à cette sorte de science, n’a pas laissé de me donner beaucoup d’ouvertures pour resoudre mes doutes. Et mes questions mesme ont esté cause qu’il a fait diverses reflexions sur les vrais fondemens de l’Art de parler, dont m’ayant entretenu dans la conversation, je les trouvay si solides, que je fis conscience de les laisser perdre n’ayant rien veu dans les anciens Grammairiens, ny dans les nouveaux, qui fust plus curieux ou plus juste sur cette matiere. C’est pourquoy j’obtins encore de la bonté qu’il a pour moy, qu’il me les dictast à des heures perduës : Et ainsi les ayant recueillies & mises en ordre, j’en ay composé ce petit Traité. » (p. 285-287)

Il y a donc une énigme : quel est le vrai auteur de la Grammaire générale ? Claude Lancelot ou Antoine Arnauld ? La critique a beaucoup varié sur cette question (nous nous en sommes fait l’écho dans l’introduction), certains tirant plutôt vers Arnauld (c’est lui qui a les idées force, Lancelot n’étant que le rédacteur), d’autres vers Lancelot. Si on analyse le « je » et le « nous » dans l’ouvrage, on voit que le « je » semble bien désigner Lancelot, mais un Lancelot entièrement acquis aux idées d’Arnauld, dont il ne se fait que le simple porte-parole, alors que le « nous » est plutôt un nous récapitulatif associant le lecteur à la démonstration : « Nous avons dit… » ; mais aussi « Nous dirons », « Nous allons dire » (p. 23). Alors, qui est ce Lancelot, né aux environs de 1615 et décédé en 1695 ? C’est un auteur relativement prolifique, chronologiste, mémorialiste, mais surtout pédagogue, qui a publié des grammaires ou des lexiques dont, surtout, une Nouvelle Méthode latine, sans cesse revue (la première édition date de 1644 ; en 1681 paraît la huitième), et, en interaction avec les éditions successives de la Grammaire générale et raisonnée, une Nouvelle Méthode grecque (première édition 1655 ; neuvième édition 1696). La Grammaire générale et raisonnée connaît de son côté trois éditions principales : 1660, 1664 (comme une bière célèbre), 1676, avec des remaniements assez significatifs. Nous avons retenu l’édition de 1676, mais en signalant les différences par rapport aux éditions précédentes. Alors, quelles sont les sources citées de Lancelot et d’Arnauld ? Elles sont très peu nombreuses, ce qui n’étonne pas dans un texte très court. Alors, les auteurs cités sont Aristote, Buxtorf (qui est l’auteur d’une grammaire hébraïque), Malherbe (cité quatre fois), Priscien, Ramus, Scaliger (trois fois), Vaugelas (huit fois). En revanche, et cela, c’est tout à fait notable, il y a des renvois à la Nouvelle Méthode latine et à la Nouvelle Méthode grecque : dans l’édition de 1660, sept à la Nouvelle Méthode latine, trois à la Nouvelle Méthode grecque ; et dans l’éd. de 1676, treize à la Nouvelle Méthode latine, et cinq à la Nouvelle Méthode grecque – ce qui montre que, en fait, l’interaction a été constante entre ces ouvrages.

J.-M. Fournier — À propos du fonctionnement de la collaboration des deux auteurs et du rôle de chacun, on peut souligner que la première phrase de la préface (que Bernard Colombat vient de lire en partie), qui décrit la genèse et le processus d’élaboration de l’œuvre, campent un Lancelot spécialiste – je reprends ce mot qui figure dans le texte – de diverses langues, dont l’expérience et l’expertise sont à la racine du questionnement fondamental de la Grammaire générale et raisonnée, et – je reprends le texte littéralement, et je le cite – l’ont « porté à rechercher les raisons de plusieurs choses qui sont, ou communes à toutes les langues, ou particulières à quelques-unes » (p. 285). Lancelot est donc un peu plus que le secrétaire d’Arnauld qui aurait seul « pensé » – on l’a écrit, parfois – la GGR. Il se présente, ici, dans cette phrase liminaire, qui lance la préface, un peu comme son inventeur. Le projet est également donné dans ce texte liminaire – et je crois que c’est intéressant à souligner – comme la conséquence intellectuelle d’une certaine expérience théorique de la diversité des langues, qui est bien l’expérience de Lancelot, auteur des grammaires que vient de lister Bernard Colombat. D’un autre côté, nous citons et commentons également un document, bien connu mais assez peu exploité jusqu’ici : la lettre qu’Arnauld adresse à la Marquise de Sablé en novembre 1659, dans laquelle il développe de façon très détaillée un ensemble de démonstrations précises, qui figurent bien dans le texte définitif, mais qui sont présentées, dans ce document, dans un ordre et une configuration, parfois même une version, un peu différents. Ce document atteste d’un intérêt manifeste du grand Arnauld, philosophe et théologien reconnu de son temps, pour certaines minuties grammaticales du français – intérêt qui peut surprendre –, et non pour les seules questions générales de philosophie et de logique. Ces deux remarques que je viens de faire sont là pour introduire ici un peu de complexité dans la répartition des rôles des deux auteurs, tels qu’on les a très souvent présentés. Nous nous sommes efforcés aussi de synthétiser les nombreux travaux d’historiens qui interrogent les sources (qui sont médiévales, augustiniennes, sanctiennes, cartésiennes) qui se sont développés surtout depuis la publication de Cartesian Linguistics de Chomsky en 1966 (traduit trois ans plus tard en français), le but de notre travail, dans les notes et l’introduction, étant ici moins d’apporter du nouveau sur cette question que de rendre compte du débat historiographique qui s’est développé chez les historiens. Enfin, quant aux liens entre la GGR et la Logique – la Logique et l’art de penser, dont je parlais tout à l’heure  –, ils ont très nombreux et bien documentés également. Nous les signalons et les commentons systématiquement : par exemple, sur la théorie de la proposition, sur la détermination (nominale), sur l’analyse des termes complexes, la théorie des incidentes, etc.

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L. Dumarty — Alors, si nous nous arrêtons sur le titre de ce traité : quel est au juste l’objet d’une grammaire « générale » et « raisonnée » ?

B. Colombat — En fait, il existe des « grammaires générales », ou plutôt des ouvrages généraux sur les langues avant la Grammaire générale. Qu’on pense, par exemple, aux grammaires qu’on appelle « causistes », c’est-à-dire qui étudient les causes et les fondements de la langue latine, celle par exemple de Scaliger (en 1540), ou la Minerve ou les causes de la langue latine de Sanctius (qui date de 1587). Ces ouvrages étudient dans une optique générale la langue latine, si bien que d’une certaine façon, ce sont un peu des grammaires générales avant la lettre. Mais il y a d’autres types d’ouvrages. Il y a, par exemple, des « Portes des langues » (Januae linguarum, de William Bathe, par exemple, ou de Comenius) ; il y a des grammaires « philosophiques » (celle de Caramuel, par exemple, ou celle de Campanella) ; il y a aussi les Mithridate (ou Mithridates), recueils offrant des échantillons de langue, dont le premier est celui de Gessner (1555) ; il y a aussi des Méthodes pour toutes les langues (comme la Méthode de Roboredo, qui date de 1619). Et, plus près de la date de parution de la Grammaire générale et raisonnée, des ouvrages, ou plutôt des parties d’ouvrages, qui s’intitulent Grammaire générale et raisonnée : ainsi, dans la Méthode pour apprendre les langues de Jean Macé (qui date de 1651, et ce n’est pas la première édition), Méthode exhumée par Francine Mazière, ou encore une petite « Grammaire générale », insérée dans le Dessein d’une institution universelle de Jacques Du Roure, paru le premier janvier 1661. Donc, en 1660, la notion de grammaire générale n’est pas une nouveauté : elle est déjà dans l’air du temps.

J.-M. Fournier — L’édition que nous avons préparée n’est certes pas un livre de plus sur Port-Royal. Néanmoins, il y a, au moins, une question que le format de l’édition pourvue d’un appareil de notes conséquent permet d’explorer au fil du texte, c’est celle précisément de la « généralité », dans toutes ses dimensions discursives et épistémologiques. Nous avons cherché à montrer comment est construite la notion au gré des chapitres et des problèmes traités. La question du général ne se pose pas en effet de la même façon selon que les Messieurs étudient les sons, le temps, la proposition (comme forme linguistique du jugement), telle ou telle partie du discours (comme le pronom), ou encore l’usage des auxiliaires, en français ou dans les « langues européennes », comme les auteurs le disent, et les accords complexes du participe qu’ils déclenchent. Nous n’avons pas le temps ici d’entrer dans le détail de ces analyses, mais je voudrais prendre un exemple qui nous a semblé très intéressant et qui a été peu remarqué jusqu’ici. C’est l’usage récurrent dans différents chapitres, de formules qui présentent les faits linguistiques dans le processus de leur genèse supposée. Je prends un seul exemple, au tout début du texte, dans le premier chapitre de la première partie, consacré à la présentation des sons du langage – du français, en fait, ici –, plus précisément même des voyelles. On lit ceci :

Les divers ſons dont on ſe ſert pour parler, & qu’on appelle Lettres, ont eſté trouvez d’vne maniere toute naturelle […]. Car comme la bouche eſt l’organe qui les forme: on a veu qu’il y en avoit de ſi ſimples, qu’ils n’avoient beſoin que de ſa ſeule ouverture, pour ſe faire entendre & pour former vne voix diſtincte, d’où vient qu’on les a appellez voyelles.

Et un peu plus loin, même usage du passé composé, pour introduire les consonnes :

Et on a auſſi veu, qu’il y en avoit d’autres qui dépendant de l’application particuliere de quelqu’vne de ſes parties, comme des dents…

La Grammaire générale et raisonnée est, comme les ouvrages que Bernard Colombat vient de décrire, en effet, aussi, une grammaire causiste, d’une certaine façon, qui tend, toujours, à donner une explication des faits. Si l’explication mobilise différents ressorts selon les cas, on en voit ici, dans le passage que je viens de citer rapidement, une forme en quelque sorte minimale, proprement discursive – elle n’est pas thématisée en tant que telle ; encore moins théorisée –, qui consiste à scénariser la description et postuler l’invention des formes linguistiques comme le résultat de l’enchaînement naturel et nécessaire de causes et de conséquences. Ce thème de l’invention et de la genèse des formes est appelé à prendre beaucoup d’importance dans les grammaires générales du siècle suivant.

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C. Laplantine — Le sous-titre de la Grammaire générale et raisonnée mentionne entre autres « les raisons de ce qui est commun à toutes les langues, et des principales différences qui s’y rencontrent » : qu’en est-il du projet de généralité, si on le rapporte à la question des langues – de leur diversité et de leur part respective – dans l’ouvrage ?

B. Colombat — Il ne faut pas s’attendre à voir étudiée dans le détail la diversité des langues par des échantillons variés. Les langues les plus étudiées ou illustrées sont dans l’ordre : le français (dans son titre complet, la Grammaire générale et raisonnée annonce d’ailleurs, je cite, « plusieurs remarques nouvelles sur la langue française ») ; donc, après le français, le latin, qui constitue souvent le substrat de l’analyse, base grammaticale ; le grec (il y a 41 citations du terme « grec » avec ses variantes, dans la Grammaire générale) ; l’hébreu ; les langues romanes ; les autres langues (les « langues du Nord », parfois appelées simplement sous ce terme générique). Nous avons étudié, avec l’aide de Judith Kogel, d’un peu près les allusions ou les analyses ayant trait à l’hébreu, qui sont relativement nombreuses. Un cas très intéressant par exemple est l’utilisation du scheva, que les Messieurs supposent nécessaire dans la prononciation du mot latin scamnum (scam-, –num : il faut une voyelle d’appui entre le  m et le n, selon eux). C’est à l’origine, évidemment, de la notion de voyelle centrale désonorisée qu’on appelle encore schwa. Il est important d’analyser le jeu sur les langues dans les exemples : si on prend les exemples en binôme français/latin, on voit que leur fonction varie : a) ils servent à illustrer les deux langues, chacune de leur côté, b) mais ils servent aussi à montrer les différences entre ces deux langues, c) ou au contraire, parfois, leurs ressemblances ; d) le français est utilisé pour expliciter – ainsi un texte grec de l’Apocalypse de Jean est traduit en latin, puis explicité à la fois en latin et en français ; e) et la traduction peut être éloignée ou adaptée du texte original. L’analyse des exemples nous a conduits à dresser, comme l’avait fait Jean-Claude Pariente pour son livre L’analyse du langage à Port-Royal, un index des exemples et des citations au fil du texte, avec les exemples français, puis les exemples latins, enfin les exemples traduits, bi- ou multilingues.

J.-M. Fournier — Les exemples en français, néanmoins, sont sans doute les plus nombreux. Il arrive même que certains chapitres soient centrés quasi exclusivement sur le français, auquel les Messieurs ajoutent les langues d’Europe, comme dans le chapitre sur les auxiliaires, voire sur un détail de la grammaire du français, comme dans le chapitre 10 de la deuxième partie, consacré à la réfutation d’une règle proposée par Vaugelas qui concerne l’usage prétendument obligatoire d’un article devant les noms suivis d’une relative, comme dans la phrase : il a été traité avec une violence qui est tout à fait inhumaine (on ne peut pas dire, en effet, *il a été traité avec violence qui est tout à fait inhumaine). Et les Messieurs font également remarquer que, dans la phrase il est accusé de crimes qui méritent la mort, on a bien un nom – donc crimes – suivi une relative. Eh bien, devant ce nom crimes, on a le mot de, qui ne paraît pas être un article. Voilà, disons, pour le problème linguistique. Alors, à cet égard, je pense qu’il ne faut pas oublier que l’ouvrage comporte un troisième sous-titre – un peu surprenant et apparemment peu compatible avec le projet initial de grammaire générale, annoncé dès la préface –, qui annonce « plusieurs remarques nouvelles sur la langue française », évidemment en écho aux Remarques sur la langue française de Vaugelas, parue quelques années plus tôt, en 1647. Outre le fait dont on peut prendre acte de l’importance de la référence manifestement incontournable à Vaugelas dont ces développements témoignent, ceux-ci – ces développements – ont un rôle particulier dans l’économie d’ensemble de l’ouvrage. Ils donnent l’occasion de présenter des réflexions d’ordre, en quelque sorte, métathéorique et donnent à voir, certes, « un échantillon de la langue française » (je reprends là, encore une fois, une expression des Messieurs), mais il permet surtout (je cite à nouveau) « de parler en paſſant de beaucoup de choſes aſſez importantes pour bien raisonner sur les langues » (p. 385). Il s’agit alors pour les Messieurs de montrer, par exemple, que la règle formulée par Vaugelas, que j’évoquais il y a une seconde, est mal construite (ils montreront que l’article n’est pas obligatoire mais que ce qui est obligatoire c’est que le nom soit déterminé, et ils construiront alors la notion de détermination). Ils soulignent également, par exemple, avec force, un principe de méthode empirique (je cite le texte encore), principe « que ceux qui travaillent ſur vne langue vivante, doivent toûjours avoir devant les yeux; Que les façons de parler qui ſont autoriſées par vn vſage general & non conteſté, doivent paſſer pour bonnes, encore qu’elles ſoient contraires aux regles & à l’analogie de la Langue » (p. 391). La Grammaire générale et raisonnée se présente ainsi comme une grammaire de l’usage général et non contesté. On peut noter qu’ils enchaînent en énonçant, un peu plus loin dans la même partie, un autre principe, qui est cette fois éthique, selon lequel les formes déviantes (contraires aux règles), dans une certaine langue, ne doivent pas être alléguées pour faire douter des règles et troubler l’analogie. Principe à mettre en œuvre chaque fois qu’il est souhaité – ou quand on envisage, disons, la codification de l’idiôme, ce qui est bien le cas au XVIIe siècle, au moment où, donc, la Grammaire générale paraît.

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L. Dumarty — On considère la Grammaire générale et raisonnée comme un « texte fondateur » de l’histoire de la linguistique. A-t-elle eu ce statut dès sa première parution ? — Comment expliquer le regain d’intérêt qu’elle a connu dans la seconde moitié du XXe siècle ?

B. Colombat — J’évoquerai seulement la première réception, et Jean-Marie Fournier se chargera de la réception plus globale, bien plus importante. En fait, il y a eu des répercutions très tôt, comme le montre, par exemple, la reconfiguration de la Grammaire française d’Irson, qui est parue en 1656, et qui est remaniée dans l’édition de 1662, à la suite de la parution de la Grammaire générale. L’oratorien Bernard Lamy fait aussi référence à la Grammaire générale dans sa Rhétorique ou l’art de parler. Régnier-Desmarais, en 1706, également ; Buffier, en 1709, se propose d’en faire une application pratique à la langue française. Tant Restaut que Wailly se placent dans la lignée de Port-Royal. Les grammairiens de l’Encyclopédie y font allusion, même si c’est la Nouvelle Méthode latine qui est de loin l’ouvrage le plus cité et le plus utilisé. Duclos publie une édition de la Grammaire générale en 1754, avant que Fromant ne lui fasse remarquer qu’il s’est appuyé sur la deuxième édition, de 1664, et non pas sur la troisième, ce qui est l’occasion d’une nouvelle édition conjointe – Duclos et Fromant –, en 1756, republiée en 1846 (qu’on trouve disponible aux éditions Slatkine, en 1968). Il y aura une édition en 1810, avec un Essai de l’inspecteur général Petitot. 

J.-M. Fournier — On peut peut-être distinguer deux choses concernant l’influence du texte dans la période qui suit immédiatement sa parution. D’une part, le fait que dès la deuxième moitié du XVIIe siècle, le matériel conceptuel mobilisé par les auteurs, les innovations multiples que le texte présente dans différents chapitres – le chapitre « Temps », le chapitre sur les articles, etc. Ces innovations sont très souvent reprises, et le texte cité – anonymement, puisque le texte paraît sans nom d’auteur. Mais l’influence de la GGR comme texte fondateur d’une école ne démarre véritablement qu’au XVIIIe siècle, puisque c’est en effet au XVIIIe siècle que des ouvrages reprennent le titre et s’intitulent Grammaire générale. Donc on peut constater cela, l’apparition d’un véritable mouvement, d’une véritable école qui s’appellera ainsi, qui se poursuit largement jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et même très avant dans le XIXe siècle, jusque vers les années 1860. Alors, influence donc, qui connaît également différentes époques, dans lesquelles on peut distinguer des étapes, en quelque sorte. La grammaire des idéologues, par exemple, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, la grammaire générale tardive, comme on l’appelle parfois, donc, pour désigner ces textes publiés vers le milieu du XIXe siècle. Et puis, parallèlement à tout cela, il faut noter l’émergence du paradigme de la grammaire scolaire, chez Lhomond, d’une part, chez Noël et Chapsal, également, qui constitue donc un paradigme qui est également largement sous l’influence de Port-Royat de la Grammaire générale, qui constitue donc, globalement, ce qu’on pourrait appeler une seconde réception. Mais en réaction à cette longue et durable imprégnation des théories grammaticales, il y aura une troisième réception – on peut risquer le terme –, critique cette fois, dont Ferdinand Brunot est un des acteurs majeurs, au début du XXe siècle, d’abord dans son Histoire de la langue française, histoire monumentale, où il évalue négativement ce qu’il appelle le logicisme de la Grammaire générale, dont les Messieurs seraient les initiateurs ; puis à travers ses interventions dans le champ scolaire et didactique et, par exemple, la mise en place de la nomenclature grammaticale de 1911, qui vise précisément à éliminer de l’enseignement toute trace du modèle tripartite d’analyse de la proposition qui continuait alors de structurer l’analyse syntaxique scolaire. Enfin depuis les années 1960 se sont succédé des ouvrages qui visent à évaluer l’apport de ce texte à l’échelle du temps long. Le coup d’envoi de cette réflexion est sans doute donné par Cartesian Linguistics de Chomsky en 1966, comme nous l’indiquions plus haut, mais on note que, la même année, Foucault fait paraître son livre célèbre, Les mots et les choses, et que, l’année suivante, la Grammaire générale et raisonnée est l’objet d’une étude spécifique, conduite par Roland Donzé, dans un livre intitulé La Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal, Contribution à l’histoire des idées grammaticales en France. Puis viendront les ouvrages fondateurs, aussi, cette fois du champ de l’histoire des théories linguistiques, de Jean-Claude Chevalier en 1969, L’invention du complément, dans lequel la GGR est décrite comme une étape décisive de l’émergence d’une grammaire des significations. L’ouvrage de Marc Dominicy, intitulé La naissance de la grammaire moderne, paru en 1984 – dont le titre est explicite : la naissance de la grammaire moderne, ce serait ce qui se passe avec l’apparition de la grammaire générale de Port-Royal ; ou encore donc l’ouvrage de Pariente, L’analyse du langage à Port-Royal, juste l’année suivante, 1985. Une partie des travaux de Sylvain Auroux peut aussi être placée dans cette série qui consiste à évaluer – au sens de produire une analyse épistémologique et historique – la grammaire et la logique de Port-Royal. Je pense à La sémiotique des Encyclopédistes (1977) et à La logique des idées (1993). Ce questionnement de Port-Royal (avec notamment celui de Saussure) est un de ces questionnements inauguraux du champ de recherche alors en émergence de l’histoire des théories linguistiques.

*

C. Laplantine — Le chapitre I de la seconde partie est intitulé : « Que la connaissance de ce qui se passe dans notre esprit est nécessaire pour comprendre les fondements de la grammaire ». Par ce lien entre la grammaire et les opérations de pensées peut-on dire que la Grammaire générale et raisonnée innove ou qu’elle s’inscrit dans une longue tradition ?

J.-M. Fournier — Elle s’inscrit dans une longue tradition, c’est incontestable – les analyses, ou plutôt les débats relatifs à la linguistique cartésienne décrite par Chomsky ont porté précisément sur ce point. Cette longue tradition, c’est notamment celle de l’analyse de la prédication, mais c’est aussi une innovation importante. En premier lieu c’est une des modalités fondamentales de la généralité (même si ce n’est pas la seule), comme l’indique explicitement le titre du chapitre : les fondements de la grammaire s’expliquent par ce qui se passe dans notre esprit, et en particulier par les opérations concevoir et juger, articulées dans cet ordre. L’analyse de l’énoncé comme une structure prédicative remonte à l’Antiquité, c’est incontestable ; mais ce qui est novateur, au milieu du XVIIe siècle, c’est de donner à cette structure la forme d’un véritable modèle (tripartite) sous-jacent à toute proposition, et de placer ou replacer cette problématique, je dirais, au centre de la discipline. Avec la Grammaire générale et raisonnée, l’analyse syntaxique de la proposition devient (durablement) un objet central dans la grammaire, et suscite alors toute une série d’inventions qui aboutiront à celle du complément et à celle de l’émergence d’une véritable syntaxe sémantique, comme l’ont montré les travaux menés depuis une quarantaine d’années, au premier rang desquels ceux de Jean-Claude Chevalier.

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L. Dumarty — La Grammaire générale et raisonnée est structurée en deux parties, respectivement 6 et 24 chapitres. Que pourriez-vous nous dire de cette structure, de l’enchaînement de ses parties ? Suit-elle un ordre canonique ou, au contraire, rompt-elle avec une certaine tradition grammaticale ?

J.-M. Fournier — Beaucoup de grammaires commencent par la présentation des éléments, ou des lettres. La Grammaire générale et raisonnée ne déroge pas à cette façon topique de commencer l’exposé disciplinaire. Mais ces courts chapitres soulèvent des questions très intéressantes. Outre la topique de l’invention des formes que l’on voit apparaître (dont je parlais tout à l’heure), les Messieurs posent, à propos des voyelles, le problème de l’inventaire et du classement des unités – à propos des voyelles et des consonnes, à propos des éléments du langage. C’est en effet, à ce titre, une question générale : comment arrêter et stabiliser l’inventaire des sons ? Comment identifier les unités sonores, et selon quels critères ? À propos des voyelles, par exemple, en s’appuyant sur le critère de la longueur ? sur celui du degré d’ouverture ? pourquoi celui-ci plutôt que celui-là ? Ce sont des questions que ne posaient pas les grammaires précédentes. On y reconnaît une préoccupation qui sera celle, beaucoup plus tard, de la phonologie. Le chapitre sur les graphies, qui suit de peu celui que j’évoque ici, – les Messieurs disent les caractères – présente également des vues étonnantes sur l’écriture et se démarque de façon intéressante des débats qui font rage à l’époque entre tenants de l’orthographe nouvelle et de l’orthographe étymologique. Les auteurs soulignent, par exemple, que les signes graphiques, au-delà de leur fonction de représentation des sons, peuvent également être considérés comme (je cite) « aidant à concevoir ce que le son signifie », autrement dit la chose même. Le point de vue général adopté dans ce chapitre peu commenté déplace ainsi les enjeux anecdotiques et nationaux de la querelle orthographique qui agite les contemporains et inaugure une réflexion sur les ressorts fondamentaux et les fonctions du système graphique. Il mériterait ainsi d’être placé dans la longue série de ceux qui préparent l’émergence des thèses développées, plusieurs siècles plus tard, par les promoteurs d’une linguistique autonome de l’écrit.

B. Colombat — Très souvent, quand on renvoie à la Grammaire générale de Port-Royal, on a tendance à oublier qu’elle a deux parties, et on renvoie à un chapitre de la deuxième partie, sans préciser, à tort, qu’il s’agit de la deuxième partie – parce qu’elle est considérée comme nettement plus importante en volume et en importance, mais Jean-Marie a bien montré que la première partie est importante aussi. Le premier chapitre de cette deuxième partie est ainsi intitulé : « Que la connaissance de ce qui se passe dans notre esprit est necessaire pour comprendre les fondemens de la Grammaire ; & que c’est de là que dépend la diversité des mots qui composent le discours ». Son objet est donc d’étudier le mécanisme qui produit les mots dans leur diversité, et pour connaitre cette diversité, il faut savoir ce qui se passe dans notre esprit : les Messieurs distinguent « trois opérations de nostre esprit : Concevoir, Juger, Raisonner » (p. 324). Seules, les deux premières concernent la grammaire ; la troisième est plutôt traitée par la logique. Mais la seconde est centrale, car (je cite) « les hommes ne parlent gueres pour exprimer simplement ce qu’ils conçoivent ; mais c’est presque toujours pour exprimer les jugemens qu’ils font des choses qu’ils conçoivent » (p. 325). C’est là que s’installe la proposition, conçue comme composée d’un sujet, « ce dont on affirme » et d’un attribut, ce qui est affirmé, « & de plus la liaison entre ces deux termes », à savoir le verbe est dans l’exemple donné la terre est ronde. Cela entraîne une partition tout à fait originale des mots, entre ceux qui (je cite) « signifient les objets des pensées » – ce sont les noms, les articles, les pronoms, les participes, les prépositions, les adverbes, et les mots qui en expriment (je cite à nouveau) « la forme et la manière » (p. 326), à savoir, les verbes, les conjonctions et les interjections. Cela va dicter le plan suivi dans cette deuxième partie, qui comporte plus de chapitres que les neuf parties du discours ci-dessus énumérées : en effet, pour le seul nom, il faut cinq chapitres, consacrés à l’opposition substantif/adjectif, à celle de propre/appellatif (c’est-à-dire notre nom commun), au nombre, au genre, au cas, ce qu’on appelle les accidents des parties du discours ; suivent les articles (un chapitre), les pronoms (pour lesquels il faut trois chapitres, dont un pour le relatif et un autre pour une règle spécifique de la grammaire française, comme l’a signalé Jean-Marie tout à l’heure), les prépositions, les adverbes. Pour le seul verbe, il faut dix chapitres (si l’on considère que participes, gérondifs et supins entrent dans la catégorie du verbe, ce qui aujourd’hui est facilement admis, mais qui ne va pas de soi en 1660, parce que le participe, justement, c’est celui qui participe du nom et du verbe, et qui donc a un statut tout à fait à part). Donc, pour ce seul verbe, il y a un premier chapitre (le chapitre II, 13) sur ce qui lui est « propre & essentiel », trois chapitres sur ses attributs (les personnes, le nombre, le temps, les modes) et encore six chapitres, dont deux sont particulièrement remarquables : le chapitre II, 18, consacré aux verbes (je cite) « qu’on peut appeler Adjectifs et (… à) leurs differentes especes : Actifs, Passifs, Neutres » (là, on a un début de syntaxe du verbe) et le chapitre II, 22, consacré aux « Verbes Auxiliaires des Langues vulgaires ». Il ne reste plus que deux chapitres, très courts, pour conjonctions et interjections (II, 23) et la syntaxe (II, 24), construite sur l’opposition, couramment admise alors, convenance (c’est-à-dire accord) / régime, avec un appendice sur les figures de construction. Ce plan est original : c’est sans doute la première fois dans la tradition occidentale que l’adverbe est traité avant le verbe (adverbe, cela veut dire qui se met à côté du verbe, à l’origine, même si l’adverbe se met parfois à côté de l’adjectif ; mais l’adverbe, ici, précède le verbe). La répartition du contenu ne l’est pas moins : le verbe, bien que reporté à la fin, est une partie du discours majeure, et amplement traitée (avec, notamment, un historique de ses définitions) ; au contraire, la syntaxe, traitée de façon si approfondie par Sanctius, par exemple, est expédiée en quelques pages. Je cite : « Il reste à dire un mot de la Syntaxe ou Construction des mots ensemble, dont il ne sera pas difficile de donner des notions generales, suivant les principes que nous avons establis » (p. 469) – et ceci, alors que l’analyse initiale du jugement (qu’on trouve dans le premier chapitre de la deuxième partie) place la syntaxe au cœur du dispositif – par l’organisation {sujet – verbe (être) – attribut ou prédicat}. C’est un peu comme si les Messieurs n’avaient pas encore tiré toutes les conséquences du renouvellement qu’ils opèrent sur le plan de l’analyse de l’énoncé.

*

C. Laplantine — Pourriez-vous nous dire, à présent, s’il y a des innovations grammaticales importantes proposées par cette grammaire ? Et pourriez-vous également nous en donner un exemple ?

J.-M. Fournier — Il y en a beaucoup. L’analyse de la proposition est un des exemples majeurs, Bernard vient d’en parler à nouveau. Elle a un rôle décisif dans ce que Jean-Claude Chevalier a appelé l’invention du complément, voire l’invention de la syntaxe, au sens moderne, au sens où traiteront de la syntaxe les grammaires modernes. On peut noter aussi la théorie des temps, qui unifie la sémantique temporelle en la ramenant à la combinatoire (calculable) de trois repères – l’instant de la parole, l’instant de l’événement, et un point de repère supplémentaire que les auteurs inventent, avant Reichenbach, qui reprendra le même dispositif au milieu du XXe siècle. Cette façon de traiter la sémantique temporelle fera école, c’est une de ces choses théoriques qui feront école, chez les auteurs de grammaires générales au XVIIIe et au XIXe siècle, ces auteurs ne cessant de la perfectionner et de l’enrichir. Et puis, on peut aussi noter, par exemple, la théorie de la détermination nominale, qui sera également perfectionnée et raffinée, pendant tout le XVIIIe siècle jusqu’à la création de la catégorie du déterminant, à partir, je dirais, de l’analyse traditionnelle de l’article comme partie du discours.  

B. Colombat — Comme exemple particulier d’innovation, on peut prendre, par exemple, la naissance de la notion de subordination. On la trouve dans l’analyse que les Messieurs font du pronom relatif et de ce qu’ils appellent « la proposition incidente » – c’est ainsi qu’on appelle la relative à cette époque. On n’entrera pas dans le détail de l’analyse, d’autant plus complexe que le passage a été modifié, d’abord en 1664, puis en 1676 (dans notre édition, nous avons signalé les passages modifiés par un trait en marge), avec l’ajout d’un titre « Suite du même chapitre », qui ne dit pas grand-chose en soi et qui montre qu’il faut poursuivre la réflexion, et de plusieurs paragraphes. Sur cette question, il semble que la réflexion soit due surtout à Lancelot, un Lancelot fortement influencé par Sanctius qui considère qu’il faut partir, pour l’analyse du relatif, d’une structure à trois termes {antécédent – relatif – réoccurrence de l’antécédent}. Le relatif cumule ainsi deux fonctions : celle d’être pronom et celle de marquer l’union d’une proposition avec une autre. Cela semble simple en apparence, mais comment expliquer que dans le cas de la complétive (Lancelot analyse les subordonnées latines introduite par quod et les subordonnées grecques introduites par ὅτι – qui est une conjonction de subordination qui correspond à quod), alors comment expliquer que, dans ce cas-là, on n’ait pas d’antécédent pour ce relatif ? C’est un débat dans lequel nous n’entrerons pas, parce qu’il est complexe, et nous nous contentons de renvoyer à notre introduction. Mais, ce qui est intéressant, c’est que cette question est constamment reprise par Lancelot, non seulement dans la Grammaire générale et raisonnée, mais aussi dans ses deux Méthodes, la Méthode latine et la Méthode grecque, avec des modifications au fil des éditions, avant même que le problème soit repris dans la Logique, mais dans une optique assez différente, parce que, là, ce n’est plus le grammairien inspiré par Sanctius qui parle, mais c’est le logicien Nicole, qui est beaucoup moins intéressé par les questions de technique grammaticale.

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L. Dumarty — Enfin, on voudrait vous poser une question peut-être un peu impertinente : pourquoi rééditer la Grammaire générale et raisonnée aujourd’hui ? 

B. Colombat — Je réponds par une question. Ce texte ne mériterait-il pas une édition critique quand on connaît son influence sur la tradition grammaticale occidentale ? Jean-Marie l’a amplement montré. Si on regarde, d’ailleurs, c’est un texte qui a été traduit : il a été traduit en anglais en 1753, et plus récemment en 1975, en néerlandais, en 1740, en italien, en 1969, en espagnol, en 1980, en russe, 1991 et 1990 (et 1998 : il y a deux éditions successives d’une même traduction), en chinois, en 2011. Et nous ne sommes pas sûrs d’avoir répertorié toutes les traductions. Il existe des éditions du texte original, qui sont estimables, mais ce ne sont pas vraiment des éditions critiques : elles ne comportent que quelques pages d’introduction, au demeurant fort utiles et stimulantes (qu’on pense à l’édition Brekle, en 1966, par exemple, l’édition Michel Foucault, 1969, et l’édition Mandosio, plus proche de nous, qui a connu un grand succès, puisque l’ouvrage a été édité en 1997, puis réédité en 2010 et 2016).  Mais pour nous il s’agissait de resituer la Grammaire générale et raisonnée dans la continuité de l’histoire longue, avec notamment une importante introduction dont la 7e partie, divisée elle-même en 9 sections, représentant 185 pages et consacrée à l’analyse du contenu. Cela nous semble important. Nous avons également essayé de fournir un apparat critique de qualité, en le répartissant entre cette introduction et les notes. Soulignons l’importance des textes périphériques : deux annexes, dont l’une pour la reproduction de cette lettre d’Arnauld à la marquise de Sablé, qui éclaire bien les sujets proprement linguistiques qui le préoccupent en 1659 – Jean-Marie en a parlé ; la seconde annexe fournit les passages correspondant de la Logique sur le traitement des parties du discours. Il y a sept index, avec notamment un index du métalangage, qui porte sur la terminologie originelle mise en œuvre par Lancelot lui-même dans l’édition de 1676 – c’est-à-dire que ce premier index porte sur les termes qui sont utilisés, alors qu’il nous a semblé nécessaire de faire aussi un index général des matières, qui est plus globalisant, qui inclut aussi la terminologue moderne. Cet index général porte sur l’ensemble de l’édition. Alors, nous espérons qu’un petit texte de 160 pages, à l’origine, tel qu’il est sous ces 600 pages de l’édition définitive, ne sera, peut-être, pas inutile pour éclairer un texte qui garde encore beaucoup de mystères pour nous.

J.-M. Fournier — Peut-être ajouter une dernière remarque sur le « aujourd’hui » qui figure dans la question : « pourquoi rééditer la Grammaire générale aujourd’hui ? » Alors, peut-être pas en répondant exactement à cet aspect-là de la question, mais plutôt en soulignant ceci : c’est que l’édition de la Grammaire générale aujourd’hui présente des travaux dont nous ne disposions pas il y a quelques années, et cela nous a paru très important. C’est-à-dire que cette édition, nous l’avons conçue, nous le disions au début de cet entretien, comme appuyé sur la somme considérable de travaux cumulés, au cours de la période, sur différents chapitres de la pensée grammaticale sur les langues vernaculaires en Europe, en France – enfin, sur le français –, dans le domaine de l’histoire des théories linguistiques. Et un travail aussi précis que ce que nous avons essayé de faire, avec des analyses techniques très documentées, il me semble, était peut-être moins possible qu’il ne l’a été pour la préparation de cette édition.

L. Dumarty — Merci beaucoup, Jean-Marie Fournier, merci Bernard Colombat, merci à vous deux d’avoir accepté de répondre à nos questions et encore merci pour ce très beau livre.

Bibliographie

Quelques éditions de la Grammaire générale et raisonnée

Arnauld, Antoine & Claude Lancelot. 1660. Grammaire générale et raisonnée. Paris : Pierre Le Petit.

Arnauld, Antoine & Claude Lancelot. 1676. Grammaire générale et raisonnée. Paris : Pierre Le Petit.

Arnauld, Antoine & Claude Lancelot. 1966 [1676]. Grammaire générale et raisonnée. Édition critique par Herbert E. Brekle Stuttgart, Bad Cannstatt : Friedrich Frommann Verlag (Günther Holzboog).

Arnauld, Antoine & Claude Lancelot. 1969 [1676]. Grammaire générale et raisonnée. Édition par Michel Foucault. Paris : Republications Paulet.

Arnauld, Antoine & Claude Lancelot. 1997 [1676]. Grammaire générale et raisonnée. Édition de Jean-Marc Mandosio. Paris : Éditions Allia.

Arnauld, Antoine & Claude Lancelot. 2023 [1676]. Grammaire générale et raisonnée. Édition de Bernard Colombat et Jean-Marie Fournier. Paris : Classiques Garnier (Descriptions et théories de la langue française, 7).

Quelques ouvrages d’Antoine Arnauld et Claude Lancelot

Arnauld, Antoine & Pierre Nicole. 1965 [1662]. La Logique ou l’art de penser. Édition critique par Pierre Clair et François Girbal. Paris : Vrin.

Lancelot, Claude. 1644. Nouvelle Méthode pour apprendre facilement, & en peu de temps la langue latine, contenant les Rudiments et les Regles des Genres, des Declinaisons, des Preterits, de la Syntaxe, & de la Quantité. Paris : A. Vitré.

Lancelot, Claude. 1660. Nouvelle Méthode pour apprendre facilement et en peu de temps la langue espagnole. Paris : Pierre le Petit.

Lancelot, Claude. 1660. Nouvelle Méthode pour apprendre facilement et en peu de temps la langue italienne. Paris : Pierre le Petit.

Lancelot, Claude. 1665. Nouvelle Méthode […] grecque. Paris : A. Vitré.

Autres références

Auroux, Sylvain. 1979.La Sémiotique des Encyclopédistes. Essai d’Épistémologie historique des sciences du langage. Paris : Payot.

Auroux, Sylvain. 2008 [1993]. La logique des idées. Montréal : Bellarmin & Paris, Vrin.

Chomsky, Noam. 1966. Cartesian Linguistics. A Chapter in the History of Rationalist Thought. New York : Harper and Row.

Chevalier, Jean-Claude. 2006 [1968]. Histoire de la syntaxe : Naissance de la notion de complément dans la grammaire française (1530-1750). Paris : Champion.

Colombat Bernard, Wendy Ayres-Bennett & Jean-Marie Fournier, éd. 2022. Grand Corpus des grammaires françaises, des remarques et des traités sur la langue (xive-xviiie s.) [https://classiques-garnier.com/index.php/grand-corpus-des-grammaires-fran%C3%A7aises-des-remarques-et-des-trait%C3%A9s-sur-la-langue-xive-xviiie-s.html, consulté le 12/07/2024].

Dominicy, Marc. 1984. La naissance de la grammaire moderne. Langage, logique et philosophie à Port-Royal. Bruxelles & Liège : Mardaga.

Donzé, Roland. 1971 [1967]. La Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal, Contribution à l’histoire des idées grammaticales en France. Berne : Francke.

Pariente, Jean-Claude. 1985. L’analyse du langage à Port-Royal : six études logico-grammaticales. Paris : Éditions de Minuit.

*Pour les autres références, se reporter à bibliographie de l’édition Colombat-Fournier, p. 499-542.


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